De Juvisy à Vladivostok, avec correspondance
Tandis que les wagons roulent, les horloges s’affolent. Le panneau indique qu’il est 13h25 à Moscou, 11h25 à Paris et 15h25 pour l’heure locale. Clara dort jusqu’à 15 heures par jour. Chaque jour ne fait que 23h puisqu’à chaque franchissement de fuseau, le train perd une heure. Clara note au milieu du voyage: « je ne sais pas où et quand je suis », observant que dans le Transsibérien, c’est toujours l’heure de la sieste pour quelqu’un. Comme c’est une spécialiste du son par dessus son métier de journaliste, les concerts de ronflement lui permettent d’effectuer des enregistrements insolites.
C’est le 12 janvier, le jour 1. Sur le petit livre qu’elle vient d’éditer on voit le quai de la gare de la gare RER de Juvisy. C’est le soir. Selon les lois de la statistique, elle est probablement la seule ce jour-là à avoir comme destination Vladivostok aux confins de la Russie avec vue sur la Chine. Clara Delmas s’apprête à parcourir 12.000 kilomètres avec une étape à Moscou. Elle a un appareil photo et de quoi prendre des notes le plus simplement du monde, sur du papier. Son récit est paradoxalement court. Ses photos de voyageurs restituent finement la proximité qu’elle va vivre en troisième classe avec les autres voyageurs. D’habitude elle vit seule sur un bateau mouillé à Port aux Cerises, dans l’Essonne. Ses commentaires sont à la fois précis et poétiques, nullement encombrés de réflexions à prétention sociologique.
Non, Clara se contente d’observer. Les gens qui d’emblée se mettent à l’aise pour un long voyage, en jogging et en chaussettes. Elle photographie ceux qui dorment selon un rythme passablement déréglé, s’occupent, jouent aux cartes, mangent, boivent, les femmes qui se vernissent les ongles. À chaque étape il y a les voyageurs qui descendent un moment prendre l’air. Elle repère ce grand jeune homme qui lui tourne dos, elle voit qu’il est maigre, en short et en tongs malgré un froid que l’on devine polaire. Clara Delmas possède le don singulier de capter l’humanité qui l’entoure comme de se lier et de se délier avec toutes sortes de personnages de rencontre. Certains descendent avant Vladivostok. Dans ce train qui souvent ressemble à l’intérieur d’un sous-marin avec ses couchettes bleues, on se croise et se décroise dans cet espace longiligne où la notion du temps fixe a perdu toute valeur. Où la lumière est étrange selon qu’il fait nuit ou jour. Capitaine d’un bateau à la ville elle n’est ici qu’une jeune passagère ayant choisi de réaliser un rêve d’enfance, celui de « traverser un continent ». C’est ce qu’elle note au stylo. Et puis aussi que dans le Transsibérien « ça sent parfois les pieds, parfois la transpiration, le parfum, la charcuterie. Parfois rien ». À côté d’un arbre isolé au milieu d’une terre blanchie elle décrit moins ce qu’elle voit que ce qui lui vient: « Neige qui tombe/paysage muet/seule/ma respiration. » On pense alors à Blaise Cendrars avec « La Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France » merveilleux poème illustré par Sonia Delaunay. Et elle, y pensait-elle.
C’est étonnant comme en peu de pages, avec un peu de texte et beaucoup de (bonnes) images, elle arrive à nous embarquer dans ces compartiments surchauffés, dans ce trajet d’une grosse dizaine de jours où elle est somnambule parmi les autres somnambules. Au point qu’un matin à 6 heures, alors que le train s’est considérablement vidé et alors qu’elle se croit seule, nous sommes derrière avec elle par effet de rétrospective, sur le quai de la gare de Vladivostok. Une ville oubliée des touristes au point explique-t-elle que c’est la seule ville russe où l’on n’a pas besoin de visa lorsque l’on s’y rend en avion, précisément pour encourager le tourisme. Il y fait tellement froid que l’intrépide banlieusarde y découvre le plaisir rare de marcher sur l’eau. Mais c’est une vraie voyageuse. Des périples elle en a fait d’autres qui l’ont menée bien loin. De Vladivostok elle a pris un bateau pour la Corée du sud avant de gagner le Japon puis de rejoindre enfin son petit paradis de Port aux Cerises où déjà elle médite sa prochaine destination. Le vendredi 5 octobre elle sera à la MJC d’Evry de 18 à 23 heures. Il y sera possible, grâce à une installation audiovisuelle au moins aussi efficace que son livre, de s’offrir un bout de Transsibérien. Et ceux qui en profiteraient pour venir la saluer, à coup sûr, ne perdraient pas leur temps quoiqu’un certain décalage, par effet de téléportation ne soit pas à exclure.
PHB
« Vers Vladivostok et au-delà », par Clara Delmas